Delacroix et les Charentes(1)
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par P. Moisy
A première vue on peut craindre quelque impertinence dans tout dessein d'établir
un lien entre Delacroix et les Charentes. Chauvinisme local, dira-t-on; Valmont, Angerville, Champrosay, d'accord,
mais Angoulême ou La Rochelle, voilà qui paraît plus téméraire. Et pourtant par deux fois au moins Delacroix a été en relations avec la Charente ou avec les Charentes et il n'est point tout à
fait malséant de rappeler qu'il n'est pas chez nous un étranger total.
En 1812, deux ans avant sa mort, la mère de Delacroîx avait acheté la forêt de Boixe. Ce vaste domaine de 133 hectares causa bien des ennuis à ses enfants
qui durent le revendre en 1823, avant même qu'il eût été complètement payé.
C'est grâce à cette circonstance fortuite que Delacroix,
à plusieurs reprises, alla passer ses vacances en Charente:
"Je suis placé - dit-il dans une lettre à
son ami Pierret en date du 18 septembre 1818, lors de son premier séjour - à
peut près au centre d'une forêt de 4,500 journaux d'étendue, à l'endroit où se
croisent deux allées d'une trentaine de pieds de large, dont une a, de longueur et en ligne droite, deux
grandes lieues des environs de Paris. C'est dans ce lieu, que l'on appelle dans le pays la Croisée, qu'apparaît,
quand on a. le nez dessus, une grande maison blanche à contrevents verts dont le premier étage manque,
ce qui par conséquent la réduit à un seul rez-de-chaussée. Au dehors elle n'a point
l'apparence de certaines maisons du pays; mais au-dedans elle est aussi commodément et même aussi
élégamment distribuée qu'une maison de Paris ce qu'elle n'a pas de commun non plus avec les
habitations de gens riches de la contrée."
Cette demeure, c'est la Maison des Gardes, que dessert le bureau
de poste de Mansle et où règne la sœur aînée
de Delacroix, l'imposante Henriette
de Verninac, beauté célèbre dont David a fait un magnifique portrait, récemment entré dans les collections du Louvre avec la donation Carlos de Beistegui. Trois ans de suite le peintre viendra passer ses vacances de jeune homme dans la forêt de Boixe, et chaque fois avec des sentiments divers.
En 1818, Delacroix est très amoureux d'Elisabeth Salter, la petite femme de chambre anglaise de sa sœur, avec qui l'a
uni le roman charmant et puéril d'un Chérubin,
un Chérubin qui au lieu d'être poète et
musicien aurait été peintre. Elle vient de rompre avec lui. Mais les souvenirs qu'il en garde, les
allusions que risque Pierret, tout cela lui fait savourer la
jouissance désabusée de la mélancolie. Il a vingt ans. D'ailleurs le souvenir de René n'est pas si loin et il y a quelque élégance à
lui ressembler:
"J'y pense toujours, écrit-il. Il y a un an que je l'ai connue. J'y pense
presque toutes les nuits. Il y a tant de douceur dans cette amertume même, que je fais mon bonheur de me
ronger et de me persécuter en roulant de mille manières cette image dans mon esprit. Que deviendrais-je
sans ces longues soirées d'hiver où j'affrontais le froid avec tant de plaisir pendant des heures,
pour une ou deux minutes de bonheur ! Que peut-on comparer à cette douce attente dans l'obscurité
des nuits, à cette entrevue furtive qui s'évanouit dansl'instant et vous laisse muet et le cou tendu
suivre des yeux ce que vous ne voyez plus."
Pour se consoler, notre peintre traduit en prose rythmée les plaintes du Gallus de la dixième églogue de Virgile. Rousseau et Julie, mais aussi
Raphaèl et la Fornarina, ces fantômes romanesques hantent son imagination et lui font entrevoir un destin de gloire et
d'amour. Beaux rêves que la vie devait étrangement satisfaire et dont il se repose dans les plaisirs
simples et sains de la chasse au perdreau.
Cette exaltation juvénile, ces désespoirs et ces ambitions, Delacroix les aura laissés à Paris quand l'année
suivante il reviendra à la Maison des Gardes. la tendre
Élisabeth Salter, cette Ketty d'un d'Artagnan rapin, est remplacée par une
certaine Caroline, qui n'est peut-être que Jenny Le Guillou. Mais cette fois encore c'est sur le souvenir d'une rupture
que Delacroix s installe en Charente.
"Je voyais se mouiller ses yeux, de pauvres yeux que je ne verrai probablement plus.
La pauvre fille allait çà et là, emballant tout de travers, puis s'arrêtant au milieu
de son occupation, la main sous le menton et sanglotant en silence." Pourquoi faut-il,
regretterons-nous, qu'on sente à ce récit je ne sais quel relent d'hypocrisie bourgeoise, quelque
chose comme un avant-goût des grandes scènes de la Dame aux Camélias? D'ailleurs, cette année, le voyage a très mal commence; avant d'arriver à Orléans, Delacroix
et ses compagnons ont été victimes d'un accident de voiture: une partie du bagage s'est détachée
de la caisse et ils ont perdu plusieurs objets auxquels ils tenaient fort. Aussi ce séjour est-il languissant;
la chasse n'intéresse plus le jeune homme; il s'y sent maladroit et il a le cœur trop sensible. Il aspire
au retour à Paris. heureusement, il lui reste la ressource des cœurs pensifs il rêve. Il lui arrive
même de commettre quelques vers qui n'ajoutent rien à sa gloire; il médite aussi - romantiquement
- sur le destin d'André Chénier ou sur celui du
Tasse, un thème qui devait souvent l'inspirer, bien plus
tard. Surtout il pense au moment où, devenu peintre accompli, il sera le maître de cet univers qu'il
admire aujourd'hui passivement.
Le séjour de 1820 ne sera pas beaucoup plus gai; Delacroix
souffre de la fièvre, de cette fièvre qu'il gardera toute sa vie et naturellement la mauvaise santé
ne fait qu'accroître sa mélancolie. Il n'est plus du tout question de chasse, il n'est même
plus question des paysages charentais. Il vit dans l'avenir; il pense à cette fête de la Saint-Sylvestre qu'il a pris l'habitude de célébrer avec ses
amis Guille mardet et Pierret. Avec une emphase de Jeune-France, il s'en promet
toutes sortes de jouissances. Et ces cris nous étonnent d'une nature aussi délicate. "Bon hiver, que chacun redoute, bon hiver, que de doux plaisirs tu nous promets... Que les pots et les
ripailles sont douces choses dans la vie. Là, à la lumière de la chandelle tout unie, on s'établit
sur une table où l'on s'appuie les coudes, et l'on y boit et mange beaucoup, pour avoir beaucoup de ce bon
esprit d'homme échauffé. C'est là la gaieté. Que la nôtre est vraie ! quels moments
bien employés!" Ton rabelaisien, surprenant chez Delacroix, et bien forcé.
Lorsqu'en 1824 la forêt de Boixe fut vendue, Delacroix pouvait bien penser qu'il n'aurait plus rien à faire avec les
Charentes. Il n'en fut rien et, s'il n'est pas retourné dans nos régions, ses œuvres y sont venues
dans des conditions qu'il nous reste à conter.
On sait que Delacroix eut fort peu d'élèves. Lassalle-Bordes, Planet, Andrien furent des auxiliaires plutôt que des disciples. Deux femmes pourtant prirent des leçons
auprès de lui: Mlle Boulanger qui devint Mme Cavé
et Mme Rang-Babut.
Aux environs de 1825, chez le lithographe Langlumé, le
peintre fit connaissance d'une "jeune personne" qui
sollicita l'autorisation de venir travailler dans son atelier. Louise Cassen-Vaucorbeil, c'était son nom, était malouine d'origine; mais par son mariage en 1827 avec Sander Rang, fils d'un pasteur de La Rochelle, elle allait nouer avec cette ville des liens qui ne se rompront plus. Sander Rang était officier
de marine et l'un des rescapés du naufrage de la Méduse commencée sous de pareilles auspices, sa carrière fut fort nomade. En 1834, il emmena sa
femme à Alger; elle y peignit, car elle ne devait jamais
renoncer à la pratique de son art et, quand en 1838 elle vint s installer à La
Rochelle, elle y ouvrit une école de peinture. Puis lorsque la mort de son mari,
survenue en 1843, alors qu'il venait d'occuper son poste de gouverneur de Nossi-Bé, lui eut rendu sa liberté, elle épousa Théophile Babut.
Toujours elle demeura fidèle à son amitié pour Delacroix; elle sut même y convertir son second mari. On conserve et on a publié de nombreuses lettres
de Delacroix à Mme Babut qui montrent que les meilleures relations n'ont cessé d'unir le peintre et ses amis rochelais.
Ceux-ci l'ont choisi pour parrain de leur fils Léon; ils lui envoient des huîtres et toutes sortes
de "gâteries"; surtout ils insistent à
maintes reprises pour que Delacroix se décide à faire le voyage de La Rochelle. Mais le peintre est devenu fort casanier; d'ailleurs sa santé chancelante lui interdit les longs
déplacements et toujours il se déroba devant les invitations. Eu revanche, il accueille M. Babut quand celui-ci vient à Paris, il donne des conseils à Mme Babut quand elle
entreprend de faire le portrait collectif de sa famille; il en corrige la composition, indique et précise
des oppositions de nuances. Est-ce à cette intervention qu'il faut l'attribuer, mais l'œuvre définitive
(1850), que conservent à La Rochelle M. et Mme Brumauld des Houlières, petits-enfants de Mme Babut, est charmante et évoque curieusement un excellent tableau de Scorel. D'autres œuvres que conserve
la même collection attestent que l'élève de Delacroix peignait de manière fort estimable;
je pense en particulier à quelques scènes algériennes ou au portrait de Mme Vaucorbeil, sa mère, qui se trouve au Musée
de La Rochelle.
Cette amitié est Si vive et paraît si sincère de part et d'autre qu'à la mort de son
maître, Jenny, la servante exclusive et jalouse, ne crut
pas pouvoir moins faire qu'envoyer aux Babut un certain nombre de souvenirs de Delacroix en les accompagnant d'une lettre fort émouvante que Joubin a publiée et dont Mme Brumauld des Houlières garde l'original. Ces objets qui sont toujours
à La Rochelle feraient certainement le bonheur de la Société des
Amis d'Eugène Delacroix; à côté d'une boîte à
gants et d'un verre de Bohème, que le peintre utilisait
pour sa toilette, il y figure un étonnant bonnet grec, à gland, formé de bandes blanches et
rouges et de fil d'or, avec des ornements noirs, confectionné, s'il faut en croire Jenny, par George Sand elle-même.
Mais Mme Babut admirait trop son maître pour ne pas souhaiter
posséder des toiles de sa main. D'après une note inscrite par Delacroix sur les pages de garde de
son agenda de 1847, elle avait acquis, outre un tableau d'Andrieu,
un Don Juan (pour 400 francs), et une Messe
de Richelieu au Palais Royal (pour
200 francs, et non pour 1.200, comme le dit à tort Joubin dans la Revue de l'Art de 1930).
Que sont devenus ces tableaux ? Du Don Juan, que Joubin identifie avec une œuvre exposée au Salon de 1838 (n. 100 dans Robaut), nous n'avons pu retrouver
la trace. Il n'en est pas de même du Richelieu. Le sujet
avait été traité à plusieurs reprises par Delacroix, notamment dans un tableau de vastes dimensions (4m20 sur 3 m), qui se trouvait dans la collection du
duc d'Orléans et qui disparut dans l'incendie du Palais Royal en février 1848. Robaut en signale trois autres variantes, qui se distinguent par de menus détails: nombre des comparses,
forme des colonnes de droite. Toujours est-il que le tableau que possèdent M. et Mme Brumauld
des Houlières est de tout premier ordre. Dans un état de conservation remarquable,
largement traité, d'une gamme blonde et chaude, c'est un véritable régal pour l'amateur. Le
hallebardier de gauche en particulier, fièrement campé, somptueux en ses atours de mousquetaire,
est à lui seul un morceau de première force et je ne crois pas qu'il soit possible de rêver
un Delacroix plus séduisant et, si l'on peut dire, plus
cavalier. Dans la maison provinciale où il s'abrite, au milieu d'objets de toutes provenances, mais également
nobles sous le rapport de la beauté, il est la perle d'une riche parure.
Ainsi Delacroix est représenté à La Rochelle par le meilleur des ambassadeurs, par lui-même. Il n'a tenu
qu'au hasard qu'une autre œuvre de son pinceau n'y figurât aussi. Une lettre du 24 mai 1859, conservée
à la Bibliothèque Municipale de La Rochelle, nous
apprend que pendant qu'il était absent de son atelier de la rue de Furstemberg, le conservateur du Musée de La Rochelle lui
avait fait visite dans l'intention de lui acheter un tableau qui venait d'être exposé au Salon de
cette année. Ce conservateur, c'était Edouard Pinel,
un des fondateurs de la Société des Amis des Arts de La Rochelle, qui avait su donner au musée dont il fut le premier à diriger les destinées une
impulsion à laquelle ses successeurs immédiats n'ont peut-être pas su conserver la fidélité
qui eût été souhaitable.
Le tableau dont Pinel avait désiré faire l'acquisition,
c'était un saint Sébastien (Robaut, n. 1353). Hélas ! il était déjà vendu; et s'il faut en juger par la gravure
à l'eau-forte que publia la Gazette des Beaux-Arts de
1859, c'était certainement un des plus beaux tableaux de dévotion que Delacroix, ce déiste, notre seul grand peintre religieux du XIXe siècle, ait jamais peint. Malgré
la lettre que le peintre lui adressa, Pinel n'eut pas le temps
de revenir rue de Furstemberg. "Si
votre départ de Paris n'avait pas été aussi précipité, je vous aurais proposé
de passer à mon atelier pour y voir quelques ouvrages dont je pourrais disposer",
écrivait Delacroix. Faute d'un peu de loisir, le conservateur
ne put rapporter à La Rochelle une œuvre qui ferait aujourd'hui
notre orgueil et du même coup confirmerait la réalité des liens de Delacroix avec les Charentes.
Ainsi, espérons-nous, se trouve justifié le dessein que nous nous étions fixé au début
de cet exposé. Il ne saurait nullement être question de faire de Delacroix un Charentais, fût-ce d'adoption. Mais il était
bon de montrer que notre peintre avait eu avec nos deux départements des relations suivies et affectives.
Dans sa jeunesse, il a promené ses rêveries de jeune homme amoureux sous les ombrages de la forêt
de Boixe; il a peuplé les allées de la Maison des Gardes des tendres fantômes d'Elisabeth et de Caroline. Il y a caressé des visions de gloire; il s'y est complu dans
la mélancolie distinguée du jeune lecteur de René et d'Obermann. Le Maine-Giraud, la Maison des Gardes, deux hauts lieux romantiques
qu'on ne s'attendrait pas à trouver dans nos pays paisibles et dans nos campagnes détendues et plantureuses.
Plus tard, c'est une amitié féminine qui le maintient en relations avec notre région. Il y
a quelque chose de touchant dans la fidélité que Mme Babut garde au souvenir du grand homme perdu à Paris.
Dans cette vie solitaire, sur cette vieillesse de célibataire un peu délaissée, chez qui Mme
de Forget ne vient plus jeter les éclats de son rire
romanesque, c'est un peu de la joie des familles heureuses qui descend, un peu de la paix des existences provinciales.
Et sur tout cela plane, pour nous rappeler que nous sommes à La Rochelle, l'ombre impérieuse et équivoque du cardinal-duc.
Les prestiges de ce tendre Mozart que Delacroix allait écouter chez la princesse Marceline Czartoriska se sont dissipés, mais Jenny, fidèle
interprète des dernières affections de son maître, envoie sa toque à la grecque chez
la rochelaise Mme Babut. N'y a-t-il pas là un beau symbole,
mesquin et fort comme la vie de tous les jours ?
(1) Étude publiée par
la revue "Le Pays d'Ouest" (35me année, nouvelle
série, n. 5) en mars-avril 1946. Reproduction dans "Les Études Charentaises" autorisée par l'auteur, aujourd'hui Recteur de l'Académie de Poitiers.
Études charentaises, N. 6, nov., déc. 1967
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